A la fin du XIXĂšme siĂšcle, le veuvage autorisait une libertĂ© dâaction interdite aux femmes mariĂ©es, passĂ©es de la tutelle dâun pĂšre Ă celle dâun Ă©poux. Anne de Mortemart, duchesse dâUzĂšs (1847-1933) eut, sâil mâest permis, cette opportunitĂ©-lĂ . MariĂ©e Ă 20 ans, veuve Ă 31, elle mena sa vie, sa famille et sa fortune dâune main de maĂźtre, appartenant Ă cette noblesse fortunĂ©e du siĂšcle de la RĂ©volution Industrielle aux loisirs dorĂ©s de la Belle Epoque et Ă lâexpansion Ă©conomique et sociale, volontaire et avisĂ©e. Et câest cette mĂȘme fin de siĂšcle qui voit lâapparition dâune production industrielle de lâAutomobile.Â
Câest aussi tout naturellement quâon retrouve Anne dâUzĂšs, par ailleurs cavaliĂšre Ă©mĂ©rite et passionnĂ©e de chasse Ă courre, un matin de printemps de 1898 dans les allĂ©es du Bois de Boulogne Ă passer un « certificat de conduite ».  La duchesse nâest certainement pas la premiĂšre femme Ă sâessayer Ă la conduite mais ce dont on est certain, câest quâelle est la premiĂšre femme enregistrĂ©e Ă ce type dâexamen. Ce qui fait dâelle une pionniĂšre en la matiĂšre. La presse annonce le lendemain que « Mme la duchesse dâUzĂšs a passĂ© hier son examen de conductrice automobile » ; « coiffĂ©e dâun petit chapeau de feutre noir quâelle portait inclinĂ© sur lâoreille, [elle] tenait en main la barre de direction, quâelle manoeuvrait trĂšs savamment ». On apprĂ©ciera lâattention portĂ©e Ă la tenue vestimentaire.
Câest Ă bord dâune Delahaye bicylindre type 1 rutilante quâelle sâest prĂ©sentĂ©e aux trois fonctionnaires de la PrĂ©fecture chargĂ©s dâĂ©valuer sa capacitĂ© Ă mener cette machine, 12 km/h en ville et 20 de moyenne dans les allĂ©es du Bois, quâil est prudent dit-on, de ne pas atteindre si on est en charge de famille. Cette voiture lui appartient. En effet, ne peuvent prĂ©tendre Ă lâexamen que ceux ou celles qui sont propriĂ©taires dâune automobile. Ce qui est facilitĂ© quand on nâa plus dâĂ©poux. Oui, sinon le vĂ©hicule est la propriĂ©tĂ© du mari⊠ce qui nâautorise plus alors de se prĂ©senter Ă lâexamen du permis de conduire. Delahaye est une des plus anciennes marques françaises, fondĂ©e par Emile Delahaye, qui conçoit et fabrique ses propres moteurs, et vite rĂ©putĂ©e pour ses voitures d'un classicisme bourgeois et ses vĂ©hicules d'incendie. A partir de 1935, la marque conquiert le marchĂ© du luxe et du sport, oriente sa production vers les grandes routiĂšres et s'intĂ©resse Ă la compĂ©tition, ce qui l'amĂšne Ă Ă©largir sa gamme vers des modĂšles Ă caractĂšre sportif, aux lignes nĂ©anmoins élĂ©gantes. Le type 135 en particulier remporta des courses mythiques comme les 24 Heures du Mans en 1938. Malheureusement, Delahaye, comme dâautres, ne passera pas le cap de la Seconde Guerre Mondiale, le coĂ»t des voitures nâĂ©tant plus concurrentiel, et disparaĂźtra aprĂšs avoir Ă©tĂ© rachetĂ© par Hotchkiss.
Revenons en 1898. La duchesse, parmi les premiĂšres clientes du constructeur, pilote un break Delahaye, bicylindre 6 ch, produit Ă 375 exemplaires entre 1895 et 1901, vĂ©hicule conservĂ© et visible aujourdâhui au MusĂ©e national de la voiture et du tourisme Ă CompiĂšgne. Automobile quâelle conduit un mois et demi plus tard avenue Foch, alors avenue du Bois de Boulogne, lieu de promenade Ă la mode, oĂč elle est le premier conducteur (sic) verbalisĂ© pour excĂšs de vitesse en dĂ©passant la limite autorisĂ©e de 12 km/h Ă Paris intra-muros⊠DĂ©cidĂ©ment une pionniĂšre en matiĂšre de conduite automobile ! Elle nâest pas la seule, car câest visiblement du dernier chic de tomber sous le coup dâune amende de cent sous pour vitesse excessive. Et sur cette avenue du Bois, si lâon croise encore quelques beaux attelages nostalgiques, câest avec une certaine fiertĂ© que les mondains, cavaliers Ă©mĂ©rites par ailleurs, dĂ©laissent le cheval au profit de lâautomobile. Mais, mĂȘme si les femmes semblent conquises rapidement par la nouvelle locomotion, Ă la veille de la PremiĂšre Guerre Mondiale on compte moins dâune centaine de permis de conduire qui leur sont dĂ©livrĂ©s. Â
Pendant la guerre, devant la nĂ©cessitĂ© de soigner au plus vite les blessĂ©s, la duchesse dâUzĂšs est sollicitĂ©e pour prĂ©sider et financer sans doute, lâassociation Formations chirurgicales franco-russes qui a pour but la crĂ©ation d'un centre de soins mobile : 3 Ă 4 camions transportant des Ă©quipes chirurgicales, des tables dâopĂ©ration et du matĂ©riel de radiologie. Cette structure âautochirugicaleâ, permettait dâopĂ©rer jusquâĂ 60 blessĂ©s par jour au plus prĂšs du front. PassionnĂ©e de progrĂšs, militante de lâĂ©mancipation fĂ©minine, elle crĂ©e lâAutomobile Club fĂ©minin en 1926 puisque lâAutomobile Club est interdit Ă la gente fĂ©minine. Elle organise le premier et cĂ©lĂšbre Rallye Paris Saint RaphaĂ«l, rĂ©servĂ© aux femmes, avec le comte de Rohan Chabot. Rallye quâelle emmĂšnera Ă Rome pour le faire bĂ©nir par le pape Pie XI et oĂč elle sera reçue par Mussolini. Cette femme aura ouvert la voie du pilotage automobile aux femmes de sa gĂ©nĂ©ration et Ă celles Ă venir, grĂące Ă son esprit indĂ©pendant, sa vitalitĂ© et son dĂ©sir de ne pas rester cantonnĂ©e au rĂŽle que la sociĂ©tĂ© lui rĂ©servait. Il est vrai que la position sociale quâelle occupait lui aura facilitĂ© la tĂąche. Il nâen reste pas moins vrai que son nom figure en bonne place au panthĂ©on des pionniĂšres de lâAutomobile qui donnĂšrent aux femmes le moyen de sâexprimer, de devenir autonomes, car si lâAutomobile fut trĂšs vite pour lâhomme un moyen dâaffirmer son pouvoir et sa puissance, elle fut, pour la femme, le moyen dâaffirmer son indĂ©pendance.  Remerciements : Marie-Catherine Ligny, pour ce bel hommage et son implication