Son prĂ©nom rĂ©sonne comme celui dâune petite fille modĂšle mais Camille du Gast (1868 -1942), LâAmazone aux yeux verts, La Walkyrie de la mĂ©canique telle que la presse la surnomma, nâavait rien dâune jeune fille rangĂ©e. Alpiniste, parachutiste, escrimeuse, pianiste, pilote automobile et pilote de bateau Ă moteur, cette femme inconnue de la mĂ©moire collective accumula dans sa vie des performances sportives et artistiques Ă©poustouflantes.Â
Elle naĂźt dans une famille parisienne et bourgeoise enrichie par de judicieux placements. Elle Ă©pouse le jeune Jules Crespin, propriĂ©taire du grand magasin Dufayel dont la fin du XIXĂšme siĂšcle voit lâessor. Poitrinaire comme de nombreux jeunes gens de sa gĂ©nĂ©ration, il a la bonne idĂ©e de mourir rapidement...
Les mauvaises langues disent quâelle sâintĂ©ressa Ă la compĂ©tition automobile Ă partir dâune liaison avec James Gordon Bennett Junior, amĂ©ricain installĂ© en France, fondateur de la coupe Ă©ponyme ancĂȘtre des courses de grands Prix. Mais, en admettant que la frĂ©quentation de James Gordon explique la facilitĂ© avec laquelle Camille se retrouva au volant dâune voiture Ă concourir avec ces messieurs - câest faire peu de cas de son engouement pour les sports de lâextrĂȘme, et le sport automobile en particulier, en imaginant quâun homme fĂ»t Ă lâorigine de son goĂ»t pour la compĂ©tition - quand on connaĂźt sa personnalitĂ© et les exploits qui furent les siens.Â
Les Ă©preuves sportives automobiles sont organisĂ©es par LâAutomobile Club de France, fondĂ© en 1895. ConsĂ©quence des progrĂšs techniques, la puissance et la vitesse des voitures ne cessent de croĂźtre. Les courses les plus prestigieuses sont celles de villes en villes, de capitales Ă capitales, propres Ă mettre en valeur ou Ă mal lâendurance, la fiabilitĂ© des nouveaux modĂšles dont elles assurent la publicitĂ©.
En 1898 a lieu la premiĂšre course internationale Paris Amsterdam remportĂ©e par Charron sur Panhard. Aux Tuileries, on organise les premiers Salons de lâAutomobile oĂč les constructeurs français sont reprĂ©sentĂ©s en bonne place, loin devant leurs homologues europĂ©ens et amĂ©ricains. Avec Michelin, lâindustrie du pneumatique progresse, on Ă©tudie comment dĂ©velopper lâĂ©clairage des vĂ©hicules et câest Louis BlĂ©riot qui adapte lâacĂ©tylĂšne aux phares des voitures ⊠Lâindustrie de lâAutomobile et de ses Ă©quipements se met en place et prend son envol.Â
Dans ce contexte, Camille, jeune veuve tĂ©mĂ©raire, brillante et fortunĂ©e, acquiert une premiĂšre Panhard Levassor de 6 ch. Panhard Levassor est la doyenne des marques françaises qui se lance dans la compĂ©tition automobile dĂšs ses dĂ©buts. Un de ses fondateurs, EugĂšne Levassor, en paie un cher tribut en 1897 en se tuant au volant dâune de ses sportives dans la course Paris Marseille.Â
Camille sâentraĂźne, apprend Ă conduire avec un ami et passe son examen de conduite quâelle rĂ©ussit haut la main, examen rendu obligatoire dĂšs 1898.
Â
En 1901, se tient au Grand Palais le Salon de lâAutomobile. La jeune femme a passĂ© commande dâune Panhard de course, plus puissante, 20 ch, moins confortable que les voitures de ville. AprĂšs avoir suivi attentivement le dĂ©roulement de la premiĂšre coupe Gordon Bennett Paris Lyon, elle sollicite et obtient du fondateur de lâAutomobile Club de France, Albert de Dion, en partie grĂące Ă sa vie mondaine et Ă ses amis puissants et riches, lâautorisation de courir.Â
Le Paris Berlin lui est dĂ©sormais accessible : 1200 km, 3 Ă©tapes, un parcours difficile avec un rĂ©seau routier allemand de mauvaise qualitĂ©. Cinq catĂ©gories de concurrents, les voitures les plus puissantes Ă©tant les Mors, les Mercedes et les Panhard. Dâailleurs, celle de Camille est inscrite dans la catĂ©gorie des grosses voitures. Et comme elle est une femme, on lui impose naturellement de partir⊠en derniĂšre position.Â
Une presse sportive sâest dĂ©jĂ mise en place et sâempare vite de cette jeune femme qui se prĂ©sente au dĂ©part de la course le 27 Juin 1901. Camille arrive 28eme Ă la fin de la premiĂšre Ă©tape : 10 heures 45 minutes et 28 secondes de conduite effrĂ©nĂ©e. Sur 109 concurrents, seuls 77 sont arrivĂ©s. La seconde Ă©tape en perd 15 nouveaux ⊠et câest 62 concurrents qui se prĂ©sentent Ăą la derniĂšre Ă©tape. Le français Fournier remporte la course au volant dâune Mors.
Camille du Gast termine 33eme, toutes voitures confondues.Â
La jeune femme a 33 ans. Les portraits que lâon fait dâelle alors la montrent sanglĂ©e dans une tenue de cycliste, un bloomer (du nom de la crĂ©atrice et journaliste amĂ©ricaine qui eut lâidĂ©e gĂ©niale de dĂ©barrasser les femmes de leurs grandes jupes encombrantes pour pratiquer un sport âŠ), raidie dans un corset inconfortable encore de mise pour les femmes de lâĂ©poque, fiĂšre et tellement belle que tous les yeux se tournent vers cette mondaine qui ne passe pas inaperçue et quâon attend au tournant.Â
  On est en 1903.
Devant ses succĂšs sportifs, on propose Ă Camille du Gast de prendre le volant dâune De Dietrich, une 35 ch plus imposante et plus puissante et de participer Ă la course Paris Madrid qui se prĂ©pare. Le constructeur sâest imposĂ© petit Ă petit dans le peloton des constructeurs europĂ©ens et sort alors 30 vĂ©hicules par mois de lâusine de LunĂ©ville, ce qui pour lâĂ©poque est une production performante. Les contrĂŽles techniques de la course sont Ă©piques : des voitures supĂ©rieures aux 1000 kg autorisĂ©s sont allĂ©gĂ©es in extremis en modifiant la puissance des moteurs, des positions de conduite jugĂ©es inadaptĂ©es par manque de visibilitĂ© entraĂźnent la disqualification des vĂ©hicules âŠÂ
Versailles, 4 heures du matin, Camille est au volant pour le départ de la course. Les badauds matinaux couvrent le capot de sa voiture de brassées de fleurs.
Deux cent sept participants et Ă ma connaissance, la seule femme sur ce parcours. Les concurrents, surnommĂ©s « les buveurs dâair » sont gantĂ©s, les yeux protĂ©gĂ©s par des lunettes qui gĂȘnent la visibilitĂ©, couverts de grands manteaux, accompagnĂ©s de mĂ©caniciens efficaces pour intervenir rapidement sur les mĂ©caniques mises Ă mal par lâĂ©preuve. Imaginez, la poussiĂšre soulevĂ©e par les bolides sur des routes non bitumĂ©es, les passages Ă niveaux, les lignes ferroviaires en pleine expansion traversant quasiment chaque village du parcours, les dĂ©passements hasardeux sans visibilitĂ©, les animaux et les enfants surgissant de nulle part, le train dâenfer menĂ© par les concurrents dont les vĂ©hicules atteignent les 120 km/h de pointe sur des routes de campagne qui nâĂ©taient, il y a peu encore, que des chemins pour carrioles ⊠Une vison dantesque Ă©maillĂ©e dâaccidents Ă©pouvantables qui sâenchaĂźnent sur le trajet. Marcel Renault nĂ©gocie mal un virage, agonise pendant trois jours alors que son frĂšre Louis en tĂȘte continue la course. Un enfant est tuĂ©, percutĂ© par un bolide Ă grande vitesse. La De Dietrich de Stead gĂźt dans le fossĂ©, le conducteur coincĂ© sous la carcasse de mĂ©tal. NâĂ©coutant que son courage, Camille stoppe sa voiture et se prĂ©cipite, craignant lâembrasement du moteur ⊠Avec lâaide des deux mĂ©caniciens, le pilote est dĂ©gagĂ©.
Â
Une fois celui-ci dĂ©posĂ© dans une maison voisine malgrĂ© ses multiples blessures, elle reprend la route. Les morts et les blessĂ©s, pilotes, mĂ©caniciens, spectateurs, villageois se comptent par dizaine Ă lâarrivĂ©e de lâĂ©tape bordelaise. Le moment est grave, Camille est Ă©puisĂ©e, sâinsurge contre les dignitaires impassibles qui nâenvisagent pas encore dâarrĂȘter la course. Elle le fait sans doute avec vigueur, Ă©clat et passion, avec chagrin ⊠Pour toute rĂ©ponse, on lui fait remarquer que les nerfs fĂ©minins ne sont dĂ©cidĂ©ment pas Ă la hauteur de lâĂ©preuve.Â
NĂ©anmoins, la dĂ©cision dâinterrompre la course fut prise. Celle-ci sâarrĂȘta donc Ă Bordeaux. Les voitures repartirent en train pour rejoindre les ateliers des constructeurs. Pour De Dietrich, 10 voitures engagĂ©es, 6 arrivĂ©es Ă lâĂ©tape de Bordeaux. La voiture de Camille ne se trouve pas dans le convoi du retour : tenace, elle a pris la dĂ©cision de continuer le parcours jusquâĂ Madrid.
LâannĂ©e suivante, en 1904, sa candidature pour participer Ă la cinquiĂšme course Gordon Bennett au volant dâune Benz fut rejetĂ©e par la commission sportive de lâAutomobile Club de France, ces messieurs refusant la prĂ©sence de toute reprĂ©sentante du sexe « faible » sur la ligne de dĂ©part dâune compĂ©tition sportive automobile pour cause dâinexpĂ©rience et de nervositĂ© fĂ©minine.
Camille protesta dans un courrier qui fut publiĂ© dans lâAuto du 4 Mars 1904 ; le pilote quâelle avait sauvĂ© au prix de son classement intervint en sa faveur, les maisons Mors et Darracq lui apportĂšrent son soutien. Peine perdue ⊠Un article de lâAllgemeine Zeitung sâen mĂȘla et sâinsurgea de "voir une femme au volant dâun automobile, Ă la bonne heure ! au volant dâune voiture de course ⊠impossible !".Â
EmpĂȘchĂ©e dĂ©sormais de participer aux compĂ©titions automobiles, Camille se tourna alors vers des engins tout aussi puissants et se lance dans le motor-yachting avec un certain succĂšs et toujours la mĂȘme vaillance.
Elle traverse le dĂ©sert marocain Ă cheval, fonde des dispensaires pour filles-mĂšres et femmes dĂ©munies, prĂ©side La SociĂ©tĂ© Protectrice des animaux fondĂ©e en 1903 par Gordon Benett jusquâen 1942, date de son dĂ©cĂšs.Â
On gardera dâelle lâimage de cette femme capable de traverser le pays au volant dâune automobile de sport puissante, combattant les prĂ©jugĂ©s masculins quant Ă la lĂ©gitimitĂ© de sa prĂ©sence dans des Ă©preuves oĂč elle domine par sa tĂ©nacitĂ© et sa rĂ©sistance physique. Certains auront pris sa dĂ©fense, lâaccompagnant dans ses compĂ©titions, lui confiant leurs crĂ©ations mĂ©caniques les plus rĂ©centes. Dâautres, chantres dâun monde patriarcal inflexible, auront craint sans doute lâombre que nâa pas manquĂ© de leur faire lâAmazone aux yeux verts.Â
 Merci à  Marie-Catherine Ligny, pour ce deuxiÚme numéro du courrier des lecteurs