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📬 Courrier des lecteurs – Les Femmes dans l’Automobile #8 – Mildred Bruce

Mildred Mary Bruce (1895 – 1990), la Bentley Girl

Recordwoman automobile, pilote de bateau de course, pionnière de l’aviation et femme d’affaires – ce sont tous les titres que l’on peut attribuer sans aucune réserve à l’époustouflante Mrs Mildred Mary Bruce.

Mildred naît en 1895 d’une mère américaine et actrice, descendante de pionniers de la ruée vers l’or et d’un père dans la pure tradition anglaise dont l’aïeul fut le premier ministre des roi Henri VIII, Edouard VI et des reines Mary et Elisabeth. Enfant téméraire, comme toute progéniture de la bonne société anglaise, elle se distingue dans l’apprentissage et la maîtrise d’un petit poney que son père lui offre à 9 ans.
A 15 ans, elle chipe le side-car de son frère aîné et s’exerce à briser les tympans du voisinage avec des courses échevelées sur les routes de la campagne anglaise. En effet, les premiers rudiments de mécanique acquis lui permettent de trafiquer assez vite les échappements de l’engin afin de gagner de la puissance. Un tel comportement ne passe pas inaperçu, surtout lorsqu’on a pris le soin de retirer le silencieux de sa moto… Elle doit se présenter au tribunal après avoir été arrêtée par la police. Elle est condamnée à une amende pour excès de vitesse et surtout interdite d’utiliser quelque bolide que ce soit pendant un an.
Il semblerait que cette performance permette d’inscrire son premier record, celui d’avoir été la première femme verbalisée pour excès de vitesse en Angleterre. Elle ne s’arrêtera pas en si bon chemin et on enregistre à son actif un certain nombre d’infractions au volant de son automobile dont trois la même journée pour des motifs différents.

En 1926, Victor Bruce, pilote d’essai chez AC, est alors le premier britannique à gagner le Rallye de Monte Carlo et deviendra le mari de cette femme si particulière, ce qui ne sera pas le moindre de ses titres quand on connaît la collaboration sportive qui va unir ces deux-là. En 1927, Mildred se lance à son tour sur ce Rallye avec une AC de 1990 cm3 au départ de l’Ecosse. 

Il faut savoir que traverser l’Europe en plein hiver dans les années 20 n’est pas une mince affaire. Le vainqueur est l’équipage ayant réussi à rallier Monaco en respectant une moyenne horaire imposée par les organisateurs, sur des routes difficilement praticables. Les villes de départ sont réparties aux quatre coins de l’Europe et les équipages doivent se rejoindre sur un point de départ unique afin de rallier Monaco, ce qui fera longtemps la spécificité de ce rallye emblématique qui voit le jour en 1911. Mildred quitte donc l’Ecosse au volant de son imposante AC. Soixante-cinq engagés, cinquante-quatre départs, et quarante-cinq à l’arrivée. Première participation, première coupe. Elle termine 6eme du classement général et remporte la Coupe des Dames.

A peine arrivé, aussitôt reparti, le couple s’engage immédiatement pour un long périple, accompagné d’un journaliste afin de faire une promotion efficace à la marque AC. Les événements de ce type n’ont d’autres objectifs que d’assurer à la marque une publicité retentissante, imposant à l’esprit du public futur acquéreur, l’idée d’une fiabilité et d’une résistance mécaniques à toute épreuve. Ils traversent le sud de l’Europe, l’Italie, la Sicile, rejoignent l’Afrique du Nord, la Tunisie, l’Algérie, le Maroc puis l’Espagne avant de rejoindre l’Angleterre. 12900 kms dans des conditions qu’on imagine aisément épiques compte tenu des conditions géographiques, politiques et humaines de l’époque.

Et pourquoi donc s’arrêter en si bon chemin ? Puisque la marque a démontré sa résistance à des conditions aussi rudes, c’est d’un seul élan, en Juillet 1927, que Mildred et Victor décident de rejoindre la Scandinavie. Rien de moins.
L’objectif est simple et conquérant : planter le drapeau britannique le plus au Nord. On traverse donc la France, la Belgique, les Pays-Bas. Un bateau au Danemark les mène sur les rives de la Suède. Ils atteignent la frontière finlandaise qu’ils franchissent. Et c’est à 400 km au nord du cercle polaire arctique qu’ils plantent l’Union Jack. Personne avant eux n’avait atteint une zone septentrionale aussi éloignée.

En Décembre 1927, c’est dix jours et dix nuits qu’on les retrouve dans le froid et dans la neige sur l’autodrome de Montlhéry, pour battre un record de distance. Ils officient en couple avec des changements de driver toutes les 6 heures. On est en plein hiver, la route est glissante, il faut tenir la trajectoire et la vitesse. Ce sera 24140 km parcourus à une vitesse moyenne de 109 km/h.
En janvier 1928, elle est cinquième du rallye Monte-Carlo sur AC et deuxième de la Coupe des Dames, puis au mois d’août, elle participe à la première Coupe Internationale des Alpes, 1964 kilomètres entre Milan et Munich.
Un autre challenge attend Mildred en 1929 : battre un record de vitesse sur 24 heures. Mais la firme AC est à bout de souffle et n’est pas en mesure de lui fournir à nouveau une voiture préparée pour l’épreuve. Il lui faut trouver une marque qui accepte de fournir une automobile en mesure de répondre à ses aspirations de championne. Bentley a le vent en poupe et l’insolente réussite des Bentley Boys parcourt les circuits d’Europe depuis suffisamment longtemps pour que, spontanément, elle envisage d’aller convaincre Walter Owen Bentley en personne de lui confier un volant. Brooklands, alors sous le coup des plaintes des riverains concernant la nuisance sonore, était indisponible pour roulage de nuit : c’est en France qu’un tel record est possible.

En 1929, chez Bentley, une seule voiture est disponible : une imposante Blower 4 ½ drivée par Tim Birkin, pilote phare de la marque, préparée et réservée pour Earl Howe pour les 24 Heures du Mans à venir.
L’argumentaire de Mildred est simple : si la voiture tient le choc 24 heures en pleine vitesse à Montlhéry, elle sera parfaite pour les 24 heures d’endurance du Mans. Et l’épreuve devient alors dans son discours une simple et parfaite séance d’essai grandeur nature ! Elle termine en assurant espérer une vitesse moyenne de 160 km/h ce qui exige une voiture capable de monter à 170… Walter Owen s’inquiète de savoir avec quel pilote elle fera équipe. Mildred annonce la bonne nouvelle : elle pilotera seule.
On ignore ce qui décida celui-ci véritablement. Peut-être l’incroyable assurance de cette jeune femme qui a déjà parcouru des milliers de kilomètres. On dit bien que la chance ne sourit qu’aux audacieux. Toujours est-il qu’il acquiesce.

Bentley Blower

Mais il y a un mais : un précédent pilote, Thomas Gillett, quelques années auparavant, avait tenté le challenge. Il s’était entraîné physiquement pendant 6 mois, avait porté une combinaison spécialement conçue, rembourrée aux endroits sensibles pour éviter les frottements répétés et douloureux à même la chair, et surtout, il avait fallu le sortir du véhicule à l’issue de la course, plus mort que vif, au bord de l’évanouissement.
Lorsque Mildred sollicite Bentley, il lui reste devant elle une toute petite semaine de préparation. Elle a dû trouver les mots pour rassurer Walter Owen sur ce point puisqu’il s’engage à ce qu’elle trouve à Montlhéry la Bentley 4 ½ ainsi qu’une équipe de mécaniciens rodés à l’entretien de la voiture. En échange de quoi, Mildred s’engage à ne pas l’abîmer et à la restituer en bon état.
Il reste à trouver des sponsors. L’inscription à l’épreuve coûte cher et il faut rémunérer les chronométreurs. C’est tout naturellement qu’elle se dirige vers Dunlop où le Président de la compagnie, Sir George Beharell la reçoit fraîchement. Néanmoins, un peu sarcastique, il semble accepter l’idée de la sponsoriser … mais seulement en cas de succès. Et comme elle ne doute de rien, la jeune femme part confiante pour Montlhéry assurée d’avoir obtenu de quoi régler son séjour et tous ses frais en France.

Il faut convoyer la voiture chargée de pièces de rechange et c’est l’équipe d’assistance qui s’y colle. Piloter une Bentley n’est pas chose aisée et Harold Parker, cadre chez Shell, chargé de la logistique, insiste pour conduire la voiture. Sous une pluie battante, il en perd le contrôle dans un virage, et dévale une pente avant d’être stoppé par un arbre. Les hommes en sortent indemnes mais le train avant de la voiture est endommagé. Une chance : ils se trouvent à proximité d’un garage dont ils connaissent bien les exploitants.
Tant bien que mal, ils sortent la voiture du bas-côté et la mènent avec difficulté jusqu’au garage. Le chef mécanicien appelle la maison mère pour réclamer l’envoi d’un train roulant. Ce sera celui d’une seconde Bentley 4 ½ alors en révision. Le lendemain, les pièces arrivent à Boulogne et à 16 heures la réparation est terminée. Fort heureusement, en arrivant à Montlhéry l’équipe apprend que l’épreuve est reportée de trois jours en raison des intempéries …trois jours supplémentaires pour préparer la voiture. Mildred n’apprendra l’accident que bien des années plus tard.

Est venue l’heure des essais. La Bentley est une voiture imposante. Assise, Mildred peine à atteindre le frein à main placé à l’extérieur sur la carrosserie sauf à se lever de son siège. On lui installe donc un coussin sous les fesses et deux sur le dossier. Elle ne porte aucun équipement et est déjà réputée pour concourir en blouse et jupe plissée, accompagnée de ses rangs de perles qui ne la quittent jamais, revendiquant de conserver sa féminité en toute occasion.
Au premier tour de reconnaissance, elle atteint les 168 km/h. Il est décidé d’un arrêt au stand toutes les 3 heures pour vérifier les niveaux. Le premier tour se passe à merveille mais les suspensions de la voiture sont rudes, serrées au maximum pour éviter les rebonds sur la piste car Mildred a une vitesse de pointe de 170 km/h. Les mécaniciens exauceront en dépit de toute sécurité cette demande de desserrer les amortisseurs.
Les vingt premières heures, elle se décrira comme une automate : il faut maintenir le moteur à 3000 rpm sans quitter des yeux le bord extérieur de la piste qu’elle suit consciencieusement. Les arrêts ne durent que quelques minutes, le temps que l’un dévisse les bouchons d’eau, d’huile et d’essence alors que la voiture n’est pas encore à l’arrêt pour ne pas perdre de temps, et on remplit, on referme et la voiture repart aussitôt. A la nuit tombée, deux hommes embarquent avec elle à tour de rôle pour l’aider à lutter contre le sommeil, dans le bruit de la fureur du moteur, les odeurs d’huile et d’essence.
A l’aube, épuisée, elle fait une embardée qui endommage une roue et au contrôle, elle se précipite sur une bouteille d’eau minérale qui contient en réalité de l’essence. Saisie par la nausée, elle ne peut reprendre le volant que 15 minutes plus tard et pour remonter sa moyenne et compenser cette perte de temps, elle conduit six heures d’affilée sans arrêt à l’assistance. Elle se fie au soleil pour connaître l’heure. Et puis c’est un grand panneau qui lui indique enfin le compte à rebours.

Le 6 Juin 1929, Mildred a parcouru 3482,6 km Ă  la vitesse moyenne de 144,15 km/h. Le record est battu.
Elle reçoit les honneurs de Earl Howe qui doit courir au Mans la semaine suivante sur la même voiture, venu assister aux derniers tours. Il lui décerne le titre de membre honoraire à vie du BRDC, British Racing Driver Club, et quand on connaît la pratique des clubs anglais extrêmement rigides en matière de féminité, on peut tout à fait mesurer la reconnaissance que cela représente aux yeux de ces messieurs. Elle n’a toujours pas dormi, il l’invite à déjeuner pour la voir s’écrouler de sommeil. Elle dormira 48 heures d’affilée.

Walter Owen

Elle assiste aux 24 heures du Mans avant de rejoindre l’Angleterre. Le Président de Dunlop, gentleman, tiendra sa promesse de financer les frais engagés, et cela haut la main. Plus tard, en démontant la Bentley de retour à Cricklewood, on réalisera que la boite de direction avait été sérieusement endommagé par l’accident de Boulogne.

Que faire désormais ? Battre le record de la traversée Douvres – Calais en hors-bord aller et retour s’il vous plait, le 15 Septembre 1929. Apprendre à piloter un avion. Le 25 Septembre 1930, Mildred, avec quelques heures de vol au compteur, s’engage dans un tour du monde en solitaire. Elle est la première femme à relier par les airs Londres au Japon tout en devenant la première femme à accomplir le tour du monde à cockpit ouvert. Plusieurs pannes et des atterrissages forcés émaillent le parcours avant d’atteindre l’Empire du soleil levant en 25 jours.
C’est de retour en Angleterre qu’elle fonde sa propre compagnie aérienne Air Dispatch. Elle bat des records de vol vers la Chine, les Indes, crée une ligne régulière entre Londres et Paris. Pendant la bataille d’Angleterre, la nuit, elle pilote un avion pour l’entraînement de la DCA tandis qu’elle poursuit des concours épiques le jour ! Elle monte une usine de réparation pour la Royal Air Force qui fait sa fortune. A 80 ans, elle renouvelle sa licence de pilote pour faire de la voltige aérienne.

Que dire enfin de Mildred Mary Bruce ? Qu’elle en avait, sans aucun doute. De la ténacité, du courage, une résistance hors du commun, des compétences de pilotage sur terre, sur mer et dans les airs qu’ils furent peu nombreux à posséder. Et elle restera dans notre mémoire, une incroyable Bentley Boy, pardon, Bentley Girl.

La biograpgie de Mildred Bruce par Paul Smiddy

Merci Ă  Marie-Catherine Ligny pour cet article đź’Ş

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