Les frères Renault reviennent donc du réveillon de Noël de l’année 1898 les poches pleines des acomptes de douze commandes fermes de voiturettes. Ce qui constitue une production tout à fait honorable si on considère que la production mensuelle des constructeurs automobiles de l’époque est d’une voiture. Il faut donc ne pas tarder et s’atteler à la tâche ; les deux grands frères, Fernand et Marcel veillant au grain, vont commencer par mettre au monde une société digne de ce nom, « Renault Frères », accompagnée de statuts rédigés en bonne et due forme, d’une durée de vie déclarée de dix ans.
« Renault Frères » a deux gérants, les deux aînés de la fratrie, qui excluent leur cadet des statuts tout en s’appropriant de fait la voiture produite par celui-ci. Il n’en demeure pas moins vrai que, soucieux peut-être de protéger ses intérêts d’inventeur, Louis s’empresse de déposer le brevet d’un « mécanisme de transmission et de changement de vitesse pour voitures automobiles » le 9 Février 1899, protégeant ainsi la propriété de son invention.
Mais les statuts ne font pas le tout, il faut trouver maintenant l’espace adéquat à l’expansion du petit atelier bricolé pour Louis au fond du jardin de la propriété de Billancourt. On utilise donc un terrain situé à proximité de la maison et on acquiert pour une poignée de cerises un vieux hangar en bois abandonné sur l’île Seguin qui deviendra à terme le bâtiment principal de l’usine de Billancourt. L’outillage nécessaire est acquis rapidement, une forge, un établi, des tours, une tailleuse d’engrenages …
La somme de 60 000 francs déclarée et dédiée à la nouvelle entreprise est vite investie sans compter qu’il faut se pourvoir de matières premières et en particulier de moteurs pour les futures voitures, des De Dion et payer les salariés qu’il faut embaucher rapidement. Louis est entouré de passionnés par la construction automobile prêts à s’investir dans cette aventure. Outre le premier ouvrier, compagnon de régiment Edward Richet qui devient par là même chef d’atelier, c’est Charles Serre, jeune apprenti tailleur d’engrenages qui le rejoint, futur père de la 4 CV quelques décennies plus tard, ainsi que dix autres ouvriers qui viennent grossir la troupe. Il ne reste plus qu’à se mettre au travail. Louis n’économise pas ses forces et montre le même acharnement que pour mettre au point son prototype : ce sont des journées de plus de 17 heures qui font son quotidien de « patron », sur le pont aux premières heures du jour, agité sans cesse de trouvailles qui encombrent ses quelques heures de sommeil et qu’il s’empresse de mettre au point dès l’aube arrivée. Et en moins de six mois, ce sont 29 voitures qui sortent de l’atelier.
Au Salon de 1899, la petite voiture de Louis Renault n’ameute pas les foules loin de là : trop modeste, pas assez chère, elle passe quasiment inaperçue sauf pour un journaliste de « La vie au grand air », un magazine sportif populaire qui intrigué par cette petite production se déplace jusqu’à Billancourt pour rencontrer l’équipe qui a commis cette nouvelle voiture. Et c’est lui qui souffle à Louis de se lancer dans la compétition automobile qui constitue à l’époque le meilleur moyen de se faire connaître du grand public. Louis qui a l’envergure des grands entrepreneurs de son époque entend bien le message qui lui est donné et engage le mois suivant dans la course Paris-Trouville deux voiturettes, une curiosité sportive qui réunit des voitures, des motos, des cavaliers mais aussi des bicyclettes et des coureurs à pied. C’est la victoire pour les Renault leur assurant immédiatement une petite notoriété. Mais pour Marcel c’est une révélation. Loin de s’épanouir dans la gestion d’une entreprise aussi florissante soit-elle, cet engagement sportif lui ouvre les portes d’une vocation. On enchaîne sur un Paris-Ostende, remporté par les deux frères et un Paris-Rambouillet en Octobre, de vraies courses où Marcel va pouvoir exploiter ses qualités de pilote. C’est Louis qui gagne les courses, talonné par son frère et ces victoires occupent la presse qui fait son chou gras des victoires des deux frères. On est en Octobre et la firme commence à asseoir ses réclames publicitaires sur ses succès sportifs. Et 1899 verra rien moins que la production de 71 voitures avec 60 ouvriers. Cette année-là se créent 700 marques d’automobiles et Renault parvient à faire la différence malgré tous ces concurrents potentiels.
Louis Renault a 25 ans.
La société du début du XXeme siècle est en pleine mutation et l’émergence de l’Automobile y contribue avec force. Les anciens cochers se muent en chauffeurs, on abandonne les chevaux au profit de ces nouvelles voitures qui enchantent Paris. En 1900, la progression de l’entreprise Renault Frères est exponentielle : 110 ouvriers en 1901, 500 en 1902. Les grandes marques occupent le terrain avec force : Peugeot, Panhard et Levassor, et De Dion Bouton mais l’entreprise des frères connaît une croissance étonnante parmi ces poids lourds de la production automobile de l’époque. Louis continue à participer aux compétitions automobiles : on le voit acharné, sans mécanicien, au cours du Paris-Toulouse, le graisseur de son moteur défaillant, graisser celui-ci à la main grâce à un entonnoir et une cuillère, de Fontainebleau à Toulouse, malgré les huit crevaisons qu’il enregistre sur le parcours.
Il fausse son essieu en évitant un cycliste. Sans éclairage, il heurte une charrette, détruit sa voiture, et éjecté sur la route, il s’évanouit. Sans être secouru, il reprend connaissance une heure plus tard et rejoint Toulouse à pied pour reprendre la course le lendemain sur la voiture de Marcel pour l’étape Toulouse-Limoges et arrive à Paris premier de sa catégorie.
C’est 350 commandes supplémentaires que lui vaut cet exploit largement commenté dans la presse sportive. L’année suivante, toujours dans la catégorie « voiturette », c’est un Paris-Berlin qui l’attend. Visiblement mécontent de sa onzième place au classement final, il s’en prend aux moteurs De Dion Bouton qu’il accuse de pannes « idiotes » qu’il aurait subies. Par ailleurs De Dion commence à trop s’inspirer des modèles Renault et craignant de se faire dévorer par ce géant de l’industrie automobile, Louis décide de se diriger vers une petite et toute nouvelle entreprise, Aster, qui ne risque pas de se mettre en travers de ses ambitions. Il s’engage alors dans une campagne de contre-publicité visant De Dion et déclare développer désormais des moteurs maison mettant ainsi dit-il ses véhicules à l’abri des pannes. Et dans la foulée, pour mener à bien cette nouvelle orientation, il débauche le meilleur motoriste de De Dion, Paul Viet, qui réalise pour lui le premier moteur Renault, un bicylindre de 14 CV puis très rapidement un quatre-cylindres de 25 CV qui vont équiper les nouvelles voitures de compétition et les mener vers une vitesse de pointe de plus de 130 km/h.
Puis c’est Paris-Vienne avec la victoire de Marcel avec une moyenne de 63 km/h. Arrivé très en avance sur les autres concurrents, alors qu’on ne l’attend pas, celui-ci risque une contravention pour avoir emprunté le parcours de la course malgré l’interdiction ! Louis aura essuyé de nombreux revers durant cette course : une sortie de route pour éviter un concurrent, un choc avec la voiture du baron de Caters qui tord l’essieu arrière. Louis replace les rayons de sa roue avec des barreaux de chaise, bricole, repart et termine l’étape 28ème, refusant d’abandonner. Les moteurs des voitures Renault ont tenu malgré l’éprouvante traversée des Alpes et Louis ne manquera pas de le clamer haut et fort désormais dans les publicités de l’époque.
1903, l’entreprise poursuit sa progression.
Un acte modifie les statuts de la société incluant désormais Louis à part entière, devenant la « Société des Automobiles Renault et Cie, Louis Renault Gérant ».
Huit Renault sont engagées dans la course suivante, Paris-Madrid, parmi les 88 voitures, 49 voitures légères, 33 voiturettes et 53 motocyclettes, 223 véhicules qui prennent le départ à Versailles, au petit matin.
1014 kilomètres attendent les concurrents avec seulement 3 étapes. Louis franchit le premier la ligne d’arrivée de la première étape de 552 km en 5 h 29 avec plus de 100 km/h de moyenne à Bordeaux. Certains diront qu’il aura dépassé les 140 km/h dans les descentes. Mais à l’arrière, les accidents se sont multipliés, accrochages, collision avec des spectateurs ou des charrettes traversant le parcours : cinq morts parmi les pilotes et les mécaniciens, six parmi les spectateurs et le service d’ordre et une dizaine de blessés.
Marcel fait partie hélas des accidentés. Lorsque Louis l’apprend par dépêche, il fait retirer immédiatement toutes les voitures de la compétition et se rend au chevet de son frère qui agonise dans un petit village près de Poitiers. Marcel, à grande vitesse et aveuglé par la poussière soulevée par le passage de la course, n’a pas vu un virage à gauche assez sec … sa roue arrière se brise et la voiture heurte un arbre de plein fouet, rebondit, éjecte ses passagers avant de se coucher dans un fossé. Le mécanicien souffre de blessures superficielles aux jambes tandis que Marcel a la colonne brisée.
A 31 ans, il décède quelques jours plus tard, ses deux frères et sa mère à son chevet.
Pour Louis, le choc est terrible : il avait poussé son frère à participer alors que celui-ci exprimait des craintes jusqu’à encourager les ouvriers de l’usine menaçant de se mettre en grève, de le faire. Désespéré, Louis doit être maintenu, menaçant de se tuer. La mort de son aîné, son ami, son confident, son complice de toujours le plonge dans une détresse profonde.
C’est alors que survient une jeune femme inconnue, maîtresse de Marcel depuis une dizaine d’années, se déclarant sa légataire universelle grâce à un testament établi en bonne et due forme par Marcel en 1895. C’est une catastrophe pour les deux frères car selon les premiers statuts de la société qui n’ont pas encore été invalidés, Marcel détient toujours la moitié de l’entreprise. Cependant, la jeune femme, en mémoire de l’homme qu’elle a aimé refuse l’idée même de mettre en danger l’entreprise, et convaincue par Louis … qui sait parler aux femmes…, accepte de recevoir une rente contre la cession de ses parts aux frères Renault, rente qui lui sera versée jusqu’à son décès en 1951.
Et elle recevra en outre par contrat, chaque année, une voiture neuve.
To be continued.