Depuis quelque temps, Louis Renault souffre des reins et de l’estomac. Le fait que son frère aîné ait été emporté par un cancer du foie provoque de sérieuses craintes. Le plus inquiétant outre les douleurs récurrentes dues aux colites néphrétiques sont sans doute les manifestations d’un changement de personnalité. Ce grand taciturne, le plus souvent aphasique, révèle une pensée de plus en plus confuse. On découvre alors qu’il souffre de calculs qui, entravant la fonction rénale, entraînent une urémie cérébrale modifiant son comportement et son activité intellectuelle. Sa présence à Billancourt se fait de plus en plus rare. Mais son état de santé ne doit absolument pas être divulgué et l’usine doit continuer à tourner, malgré ses visites de plus en plus brèves. Malheureusement des épisodes de confusion mentale, de mutisme suivis de logorrhées verbales commencent à inquiéter sérieusement son entourage.
Néanmoins en Octobre 1934, la veille de l’ouverture du Salon de l’Auto, il organise une incroyable soirée de gala où sont conviés tout ce que la France comporte de personnalités officielles, le président de la République Albert Lebrun, le président du Conseil, Gaston Doumergue, tous les ministres, les hauts gradés de l’Etat Major, les grands patrons de l’industrie et de la finance, l’aristocratie française et les diplomates en place.
L’entreprise va très vite être la cible de mouvements ouvriers et prolétaires qui voient le jour : on parle du « bagne Renault », de « fascisme », « de voleurs » et l’île Seguin devient « l’île du Diable », Louis Renault le « Saigneur de Billancourt » sujet privilégié des caricaturistes. Mais ça ne le perturbe nullement, convaincu qu’il s’agit là du tribut à payer par toute entreprise en expansion. La police privée de l’usine est toujours active, pourchassant et dénonçant les militants communistes. Des proches collaborateurs tels que Duvernois ne cachent pas leur sympathie pour les ligues d’extrême droite qui montent au créneau. L’ambiance est exécrable à l’usine, mais les conditions de travail très dures ne rebutent pas un peuple aux abois, le turn-over est phénoménal mais n’inquiète en rien la direction qui continue ses opérations de purge régulières.
Louis prend ses distances et se concentre sur sa propriété normande qu’il rêve de faire prospérer, malgré la maladie qui gagne du terrain et le fait souffrir terriblement. Le domaine d’Herqueville s’étend désormais sur 5 communes, 1700 hectares, fonctionnant sous un règlement précis établi par le maître des lieux, qui prévoit d’installer une cidrerie, une laiterie et de se lancer dans l’élevage de porcs, de poules et de vaches laitières. Mais ces activités ne seront jamais lucratives, bien au contraire devant la difficulté d’écouler une production importante de beurre et de cidre. Mais peu lui importe, Herqueville est sa danseuse et il lui impose toutes ses fantaisies jouant les enfants gâtés. Il fait maquiller des cochons en sanglier, fait diriger habilement le gibier vers son fusil pour afficher le plus beau tableau de chasse, glisse une crème dans le décolleté d’une invitée ou dépose une couleuvre dans son lit.
Ses facéties inquiètent et semblent révéler un état de santé psychique défaillant tandis que sa femme papillonne auprès de Drieu de la Rochelle, romancier connu, oscillant entre communisme et fascisme, se mettant à militer aux côtés de son amant dans les sphères extrémistes tandis que le contexte social se dégrade à Billancourt.
Un Front Populaire est mis en place après les grandes grèves de 1936 (12000 grèves, 9000 occupations d’usine) dont les revendications sont les congés payés, la réduction du temps de travail et les augmentations de salaire. Louis Renault n’y comprend rien et laisse son directeur mener les négociations. Avec des compromis, les ouvriers reprennent le travail mais l’ambiance reste épouvantable chez Renault. On s’affronte à coups de poing pour la guerre d’Espagne ; les communistes purs et durs ont beau jeu dans une entreprise où tout dialogue est impossible, ce que vient reprocher à Louis Renault et c’est un comble, la droite nationale populiste, l’accusant de maintenir sous pression 35000 hommes prêts à prendre les armes.
Le 21 Juin 1937, le gouvernement de Léon Blum démissionne. Dès 1938, les grèves s’enchaînent : le gouvernement envisage de rétablir la journée de travail le samedi dans les usines d’armement, ce qui concerne Renault via sa filiale aéronautique. On donne l’assaut avec une rare violence contre les 4000 grévistes qui occupent l’usine. Et les amendes, les jours de prison tombent sur la tête des ouvriers… Partout en France, on se débarrasse des meneurs dans les entreprises. Renault réembauche en sélectionnant sévèrement les candidats au retour dans l’usine, tout ouvrier soupçonné de communisme refoulé. Le PCF accusé du désordre social est affaibli. Il en gardera une rancune tenace contre Louis Renault qui cristallise désormais sur sa personne tous les enjeux d’un patronat détesté.
Louis, pour son malheur à venir, rencontre à trois reprises Adolf Hitler à Berlin, en 1935, 1938 et 1939, à l’occasion du Salon de l’Automobile. En 1938, et malgré l’horreur de la Nuit de Cristal, le gouvernement Daladier décide un rapprochement économique avec l’Allemagne. Une rencontre est organisée le 17 Février 1939 entre Renault et Hitler sous les flashes des journalistes, rencontre qui deviendra tristement célèbre pour le constructeur.
C’est alors que l’Allemagne étend son empire militaire sur l’Europe centrale avec l’invasion de la Tchécoslovaquie et le pacte germano soviétique annonce l’attaque de la Pologne. En France, c’est la panique : manque de chars, d’avions, de canons, de munitions. Les grèves ont miné les programmes d’armement. C’est la pagaille complète lors de la mobilisation du 1er Septembre1939. On part en guerre avec des camions publicitaires estampillés d’une marque d’apéritif ou de cosmétique. Renault se retrouve sous le feu du Ministre de l’Armement qui met immédiatement sous surveillance l’organisation et la production de l’usine en terme d’armement.
Louis va mal et souffre d’une aphasie qu’on ne peut pas ignorer. Néanmoins, c’est à cette époque qu’il s’entiche d’une jeune comédienne de théâtre, Andrée Servilanges qu’il installe dans un hôtel particulier à deux pas de ses bureaux avenue Foch. Il a 60 ans, elle en a 23. Et il semble bien qu’il trouve un certain apaisement auprès de la jeune femme.
Louis a un fils, Jean-Louis, élevé par une nurse anglaise. Renault décide que celui-ci n’ira pas à l’école, ni au lycée, ni à l’université mais qu’il sera éduqué par des précepteurs puis à l’usine, sur le tas. Ce fils unique est élevé dans une solitude inquiétante, quasi abandonné dans la campagne normande. A l’usine, on le surnomme l’Aiglon et on se moque de sa maladresse. Celui-ci devance l’appel au grand dam de son père qui le lui reproche avec virulence. Mais le 10 Mai 1940, la drôle de guerre prend fin. Renault est convoqué par le Président du Conseil qui lui annonce son intention de l’envoyer aux Etats-Unis afin d’obtenir des Américains la production de chars d’assaut aux normes françaises. Louis sent bien alors dans cette curieuse décision la volonté de l’éloigner de son entreprise qui va tomber alors dans l’escarcelle du Ministère de l’Armement. Une fois sur place, il multiplie les réunions et les contacts, rencontre le Président Roosevelt, traverse les Etats-Unis et le Canada aux dépens de sa santé.
Le 14 Juillet, il apprend que Billancourt a été évacué. Le 17 Juin, Pétain demande l’armistice. Tant bien que mal, Renault réussit à rejoindre la France par le Portugal et l’Espagne, et se réfugie dans une base de repli au château de Fayolle, dans le Périgord. Il apprend que les autorités allemandes ont investi ses usines en y plaçant trois commissaires allemands issus de Daimler Benz. Il part aussitôt pour Vichy jusqu’à fin Juillet, d’où il rejoint la capitale et son usine sous contrôle de l’occupant qui se réjouit de voir revenir le patron à qui il va pouvoir désormais s’adresser directement. Mais Louis Renault refuse par deux fois de réparer les chars de l’armée française malgré la menace allemande réitérée de vider ses usines de son matériel et de ses matières premières.
Finalement deux unités indépendantes sont livrées aux Allemands qui les exploitent avec leur propre personnel. Il semblerait bien que ceux-ci aient monté de toute pièce un accord signé par Louis Renault qui ne sera jamais produit mais sur la base duquel il sera condamné plus tard par la Résistance. Renault est sauvé in extremis d’un exil doré dans son domaine du Sud de la France par un Pétain qui l’impose alors à Vichy.
Son état de santé se dégrade et les autorités allemandes refusent ses programmes de fabrications tandis que les matières premières s’amenuisent. C’est un homme usé, aux traits tirés, bredouillant péniblement des propos sans suite mais capable de retrouver brutalement une énergie surprenante. Mais il semble désormais bien incapable de diriger son entreprise tandis qu’Herqueville en cette période de disette devient vite un paradis alimentaire où se réfugient ses connaissances les plus proches.
Le 3 Mars 1942, la Royal Air Force bombarde Billancourt pendant deux heures : 500 tonnes de bombes, 500 morts, 1200 blessés en majorité des civils. Des tracts sont largués dénonçant les usines Renault à la solde des Allemands leur fournissant des camions. Or on sait aujourd’hui que les aciers spéciaux étaient volontairement et subrepticement remplacés par des matériaux de médiocre qualité tandis que les matières premières d’origine étaient soigneusement dissimulées dans les anciennes carrières de Meudon … L’usine est bombardée à nouveau le 4 Avril, le 3 et 15 Septembre 1943. Et à chaque fois, Louis Renault, obstinément, la fera reconstruire, dans un acharnement qui lui sera violemment reproché lorsqu’il s’agira de rendre des comptes.
To be continued