Tandis que Peugeot organise le sabotage de sa production en la ralentissant avec l’aide de son personnel appartenant à la Résistance, et échappe ainsi aux bombardements alliés, Louis Renault ne veut rien savoir, alors même qu’il est contacté directement par Londres qui attend un geste patriotique de sa part. Il se retrouve isolé alors que nombre de ses connaissances ont rejoint De Gaulle. Le débarquement est imminent. Et malgré les critiques dont il est déjà l’objet, Louis Renault fait partie de ceux qui envisagent celui-ci avec soulagement. Il sait néanmoins que sa position risque de devenir très inconfortable : il est détesté, des tracts ont détaillé avec force chiffres et néanmoins farfelus sa collaboration avec l’Occupant. Et par-dessus tout, il est conscient que les Etats-Unis vont bientôt pouvoir exercer leur hégémonie économique sur une Europe affaiblie. Il commence à vouloir se préserver en accumulant une fortune en espèces, comme prêt à fuir la terre de ses ancêtres.
En Juillet 1944, l’usine cesse toute activité et le Directoire allemand installé dans ses locaux quitte précipitamment les lieux pour l’Allemagne tandis que le gouvernement Laval est réuni par l’Occupant qui lui propose de se rendre à l’étranger et de former un gouvernement en exil.
Louis quitte Paris lui aussi, pour la Normandie, malgré les risques et pour organiser la protection du domaine. De retour quelques jours plus tard, il est pris à partie dans son usine par un groupe de FFI : la nuit même, Pierre Lorrain, le directeur des ateliers a été abattu d’une balle en pleine tête, victime d’une fusillade entre une colonne SS et la division Leclerc et l’usine est en proie à la plus forte confusion.
Le 26 Août, le Général De Gaulle traverse Paris triomphalement.
La presse, avec L’Humanité, se déchaîne alors contre Louis et les grands patrons qui ont profité de la guerre pour s’enrichir encore. Renault est en tête de la liste des hommes à abattre. Le 1er Septembre, on rouvre l’usine mais on conseille à Louis de ne pas trop s’y montrer tandis qu’Herqueville est libéré en grande pompe par un détachement écossais.
A Paris, les FFI sont désormais encadrés par des officiers en uniforme. Louis et sa femme se réfugient alors à Moulicent, accueillis par Robert de Longcamp, membre important des FFI de l’Orne qui lui assure ainsi une évidente protection. Mais l’état général de Louis continue de se dégrader et l’hospitalisation semble indispensable. C’est alors qu’un mandat d’amener au nom de Louis Renault à la suite d’une dénonciation virulente est établi mais celui-ci semble introuvable tandis que L’Humanité continue de se déchaîner contre lui, l’accusant d’avoir produit pendant la guerre le matériel responsable de la mort de soldats alliés dans les combats. Les autres quotidiens prennent le relais. Il est alors inculpé de « commerce avec l’ennemi et d’atteinte à la Sûreté de l’Etat ». C’est alors que Louis se rend de lui-même au bureau du juge Martin chargé de l’instruction le 22 Septembre 1944 ; une brève entrevue dont il sortira libre. Mais le 23 Septembre, Louis qui s’est rendu à nouveau au bureau du juge est immédiatement placé en détention après un bref interrogatoire et écroué à Fresnes où il est placé à l’infirmerie, au secret et en cellule individuelle.
La vie de Louis a basculé en quelques minutes.
Il s’effondre en larmes sur les épaules du policier chargé de l’accompagner à l’arrivée à Fresnes. En quatre jours d’incarcération, les médecins ne peuvent que constater que Louis a perdu 7 kilos, est devenu incontinent et ne tient plus que des propos incohérents et semble victime d’hallucinations. On s’inquiète pour sa sécurité car les justiciers autoproclamés à Fresnes ne manquent pas, les RMS Résistants du Mois de Septembre comme on les surnomme, parfois même d’anciens gestapos qui trouvent là moyen de se dissimuler aisément.
Le 4 Octobre 1944, devant son état qui continue de se dégrader, il est question d’évacuer Louis vers un hôpital général. La valse des experts médicaux commence alors à son chevet, sans qu’aucune décision claire soit prise. Le 17 Octobre, Louis, inconscient, est enfin transféré dans une clinique parisienne où il reçoit les soins appropriés à son état. Selon la légende, son dernier mot, alors qu’il sort brièvement du coma le 23 Octobre 1944, sera : « L’usine … », avant de succomber le jour d’après.
Le samedi 28 Octobre 1944, un millier de personnes se rendent à ses obsèques et suivent son cercueil recouvert d’orchidées blanches, sur lequel est exposée sa Légion d’Honneur. Il est inhumé deux jours plus tard en toute intimité et selon ses vœux, dans le petit cimetière d’Herqueville.
A l’usine, dont la réquisition en usage a été prononcée par le Conseil des Ministres, l’activité continue. Le 17 Novembre, Jean-Louis Renault reçoit une bête lettre de licenciement qui l’éloigne définitivement. La SAUR devient la RNUR, Régie Nationale des Usines Renault.
L’année suivante, le Salon de l’Auto expose la dernière création de Louis Renault : la 4 CV, première voiture française à dépasser le million d’unités produites.
Les années qui suivent verront s’alterner les tentatives de réhabilitation de Louis Renault et les campagnes de presse vindicatives reprenant à leur compte les dénonciations les plus fantaisistes. Il y a sans doute un peu de vrai dans chacune d’elles. Louis était d’abord un inventeur et un chef d’entreprise qui faisait peu de concessions et pourquoi en aurait-il fait à un occupant contre lequel il avait affirmé son patriotisme au cours de la Première Guerre Mondiale ? Mais son souffle, son sang, son existence même voués au bon fonctionnement de ce qui occupa toute sa vie, comment pouvait-il se résoudre à saboter une usine à laquelle il avait consacré toute son énergie vitale ? Vaste dilemme.
Aucune entreprise de la taille de Renault, Peugeot, Citroën et consorts, n’était prête à s’autodétruire alors. Elles ont toutes été forcées d’accepter de travailler d’une manière ou d’une autre, pour les Allemands qui réquisitionnaient l’industrie française. Produire allait de soi pour ces sociétés, une façon de continuer d’exister. Mais quelle était alors la marge de manœuvre pour limiter cette collaboration ? Il semble peu probable que Louis Renault ait adopté une attitude de collaboration franche. Mais les usines continuèrent de tourner avec un patron veillant au grain et manageant comme en temps de paix, s’oubliant sans doute et exigeant le meilleur.
Sa veuve Christiane essaiera vainement de faire reconnaître son assassinat sur la base de preuves médicales qui n’existaient pas ou tout du moins dont on ne trouva aucune trace, et une nouvelle autopsie sera pratiquée donnant naissance aux légendes les plus morbides concernant sa dépouille. Sa réhabilitation ne fut jamais d’actualité, mais l’homme tant détesté de son vivant pouvait-il prétendre à une reconnaissance bienveillante une fois mort dans les geôles d’une France meurtrie qui tentait tant bien que mal de se reconstruire ? L’entreprise fut confisquée et nationalisée par le Général de Gaulle sanctionnant son propriétaire au regard de son comportement « jugé » suspect par l’opinion publique sans que jamais la justice ne soit convoquée.
On laissera le mot de la fin à Fernand Picard chargé de prononcer son éloge funèbre : « Je ne veux retenir que son œuvre grandiose, sans chercher à savoir pourquoi et comment il l’a édifiée. C’est à l’ouvrage qu’on juge l’ouvrier. Il laisse au pays une de ses plus grandes entreprises industrielles ».
Ses héritiers tentent toujours, sans y réussir, de faire reconnaître la spoliation des biens de Louis Renault par l’Etat français.
Article rédigé par : Marie Catherine Ligny