Mais bien avant le départ triomphal des concurrents vers les montagnes du Nord, il avait fallu organiser le raid et faire voyager tout ce joli monde et ces belles machines jusqu’à la Chine. Tous n’étaient pas nés de la dernière pluie : Du Taillis, par exemple, journaliste fut tout désigné pour rendre compte du périple, après avoir roulé sa bosse aux quatre coins du Monde ; Jean Bizac, mécanicien d’ une De Dion conduite par Victor Collignon, n’en était pas à son premier coup de maître : ancien mécanicien dans la Marine Française, il avait essuyé bien d’autres grains, et ça n’était pas une traversée avec des voitures embarquées dans une cale qui aurait été de nature à l’arrêter. Les deux pilotes, Cormier et Collignon justement avaient rejoint la Chine bien en amont, pour organiser la caravane de chameaux chargée de mettre en dépôt les carburants sur le parcours.
Le mécano de la De Dion était parti plus tôt en reconnaissance à bord d’une charrette tirée par des bœufs, et à dos de mulet sur une bonne partie des km qui séparaient Pékin de la Sibérie. Auguste Pons, accompagné de son mécanicien Foucault surnommé l’Apache ainsi qu’Edgardo Longoni, journaliste italien de Il Secolo de Rome qui était destiné à occuper les places dans la Fiat du Comte Gropello. La fine équipe était complétée on l’a dit, par un Charles Godard bien incapable de lire une carte, vite affublé par le journaliste du Matin du sobriquet « le Tartarin du Gobi ». Le Tricard Contal, Motortri, petite machine étonnante pour un si long voyage, avait été montée à bord comme les autres véhicules mais à la main comme une bicyclette. On verra que ce qui était censé faire sa force, c’est-à-dire sa légèreté et sa simplicité, devint vite un souci pour le conducteur aux premiers kilomètres, la roue avant ne touchant plus le sol tandis que les deux roues arrière s’enfonçaient inéluctablement dans la boue des premières pluies de la saison.
Et notre Prince Borghese, avec l’indépendance financière qui le caractérisait, était arrivé bien avant les autres concurrents, accompagné de sa femme, la Princesse Anna-Maria et d’une de ses amies, la comtesse Nora Salzami. Le Prince s’était lui-même livré à une reconnaissance à cheval de six journées, armé d’une baguette de bambou longue de la largeur de l’Itala, afin de vérifier son passage dans les étroits défilés qui devaient être empruntés, envisageant d’attaquer la roche à la pioche si ceux-ci s’avéraient trop étroits. Et de déterminer si la piste était praticable de bout en bout y compris en déambulant dans le lit des torrents descendant les montagnes en contrebas, itiniraire bis si la piste aurait été trop dégradée. Il avait fallu régler le problème du ravitaillement en essence et en huile, des stocks embarqués à Sumatra à destination de Shanghai, et qui avaient rejoint Pékin par chemin de fer.
L’opération avait été facilitée par l’existence de 4 relais télégraphiques installés sur le parcours de la Mongolie en direction de la Sibérie, véritables balises faciles à suivre, et pouvant constituer des points de ralliement et d’étapes repérables. Mais la piste s’était révélée difficile, avec un terrain abimé par la construction du chemin de fer, le Transsibérien, et le passage régulier des chariots la ravinant : promesses d’une progression qui n’aurait rien de vraiment simple.
On avait prévu 48 heures pour dégager les voitures placées en fond de cale. C’était mal connaître l’empressement des participants qui, à grand renfort de coolies, firent extraire les lourdes caisses chargées de la précieuse marchandise. Le 2 Juin 1907, on démarrait les voitures. Le 3 Juin, on apprenait que la Chine, par l’intermédiaire de son Grand Conseil refusait les passeports pour la Mongolie. A l’époque, l’Empire était dirigée par une vieille Impératrice qui n’entendait pas voir ses territoires traversés par des Européens qu’elle soupçonnait d’espionnage. Quelle autre raison aurait-on sinon de se livrer à une traversée aussi difficile et longue sur des trajets réputés arides voire infranchissables ? Le raid fut un instant déclaré annulé, ce à quoi rétorqua haut et fort le Prince Borghese que peu lui importait. Ses multiples réseaux furent sans doute d’une efficacité redoutable tout autant que l’entêtement d’un aventurier que rien ne pouvait arrêter et surtout pas une administration multiséculaire. Et c’est ainsi que le 5 Juin 1907, de retour de ses reconnaissances, le Prince déclara partir avec … ou sans passeport. D’autant plus que ce refus ne constituait finalement qu’une difficulté parmi tant d’autres pour une opération de cette envergure. Cormier, dans la foulée, renvoie son mécanicien avec lequel il ne s’entend pas, libérant ainsi une place dans sa voiture, vite occupée par le journaliste italien Longoni qui devait voyager dans la Fiat du comte Gropello, disqualifiée car pas arrivée à Pékin.
Borghese se chargea de recruter une armée de manœuvres, indispensable au passage des premières montagnes : en effet, il était prévu de porter les voitures ou de les retenir tandis qu’elles voyageraient moteur éteint, trop rapide sinon pour un sol hérissé de rocs. Les nombreux glissements de terrain contraignaient à passer là où on pouvait avec des montées et des pentes dangereuses pour des véhicules aux freins insuffisants … tout un programme ! Les porteurs embauchés vinrent estimer le poids des voitures afin de déterminer le salaire perçu et l’Itala, avec ses deux tonnes d’acier, se vit devenir le motif d’un refus catégorique. On prit donc la décision, afin de soulager le portage, de démonter des éléments de carrosserie, le grand réservoir surnuméraire et les caisses à outils. Quatre cents kilos qui voyageraient dans des charrettes. Si le Prince pouvait se permettre une dépense équivalente à 3000 francs pour les porteurs, il n’en était pas de même pour les autres concurrents qui durent solliciter l’aide financière du directeur de la Banque Franco-chinoise, qui s’exécuta sans broncher pour des De Dion sous le prétexte qu’elles transportaient le journaliste du journal Le Matin ; Collignon prêta 3000 francs à Pons et Du Taillis la même somme à Godard, impressionné qu’il était des performances de la Spyker hollandaise. En ce qui concernait le carburant, le Prince était autonome avec les 19 chameaux de sa caravane privée déposant les précieux carburants aux relais prévus. On proposa aux équipages, à titre de publicité et sans doute parce que ça faisait chic, de voyager chacun avec 24 bouteilles de Champagne Mumm, ce qui représentait pas loin de 50 kilos supplémentaires par voiture. Aussi fut-il décidé de voyager avec une seule bouteille du précieux breuvage par personne.
Le jour du départ arriva et le temps changea brusquement. La circulation avait été interdite sur la route du Nord. La cour de la Légation est bondée : dix nations européennes étaient alors représentées à Pékin, et c’était à celui qui apporterait le plus de gerbes de fleurs aux concurrents et agiter le plus de drapeaux : une bien belle garden party organisée à 7 heures du matin ! La première De Dion Boutton pilotée par Cormier se présente à la Porte de la Vertu, hérissée de pioches et de pelles, armées de planches qui s’avéreront bien utiles dans les passages boueux. Puis vient le Tricar Contal, avec son passager installé à l’avant, le conducteur à l’arrière sur une selle de bicyclette, qu’on juge du confort, surplombant le moteur avec son unique roue motrice, sans outillage aucun, sans lit de camp et sans provisions, dans l’incapacité de charger davantage l’engin d’une fragilité d’insecte. C’est la Spyker de Godard qui servira de vaisseau amiral et qui se chargera de transporter tout le barda.
La Spyker quitte Pékin bariolée de rayures bleues, blanches et rouges sur la demande expresse de Gordard qui décida de lui donner les couleurs de la France, malgré la nationalité d’origine de l’engin. L’Itala offre une bien drôle d’allure avec son châssis de course dépouillé de toute fioriture, sans carrosserie, sans garde-boues ni sièges passagers qui suivront en chariots sur la route de Kalgan ; en revanche, des leviers, des pioches et le drapeau italien aux armes de la famille de Savoie fièrement arboré. Résonne alors l’hymne italien de Garibaldi, l’hymne hollandais et la Marseillaise. Et c’est avec le bris d’une bouteille de champagne sur l’Itala que le convoi s’élance, dans le vacarme des pétards et les fusées.
La route du Nord a été arrosée pour éviter à la poussière de la route d’être trop envahissante dès les premiers kilomètres, précaution bien inutile puisqu’une pluie fine décide d’accompagner le convoi.
Dès la sortie de Pékin, c’est une vraie route de campagne qui attend les concurrents. Le Prince a été convié à prendre la tête de la cohorte. Très vite, on a perdu Collignon et Pons qu’on attend un moment et qu’on abandonne à leur sort devant l’impatience du Prince Borghese qui trépigne de partir à l’aventure. Godard se désigne pour partir à la recherche des retardataires tandis que Du Taillis les attend dans une maison de thé. En effet, une clause de solidarité a été signée par l’ensemble des concurrents devant les dangers qui ne manqueront pas de croiser leur route. Trois heures plus tard, Godard réapparait avec les égarés. La route à venir est difficile : il est impossible de prendre de la vitesse en raison des oscillations des voitures provoquées par l’état de la piste pleine d’aspérités. Très vite, le Tricar est en difficulté dans les ornières, son unique roue motrice quittant le sol. Un accord va alors être passé : la voiturette va rejoindre Pékin et prendre le train pour effectuer la première partie du trajet afin d’éviter de ralentir constamment les autres concurrents. On lui flanque par la même occasion le mandarin chargé d’accompagner la troupe et on se débarrasse ainsi de son œil inquisiteur et suspicieux.
Ainsi Cormier, Collignon et Godard peuvent reprendre la route plus sereinement … toute proportion gardée évidemment ! Car au passage des voitures, un attelage de bœufs s’effraie, s’emballe et se renverse, et il faut aller chercher de l’aide au village voisin. Arrivé au fleuve Tsing Lo, premier concurrent à le traverser.
Le Prince Borghese recherche aussitôt un gué qui lui éviterait d’emprunter le pont antique, ouvrage d’art en marbre, aux parapets savamment sculptés, ne comportant qu’une seule arche. Peine perdue. Le pont est pavé de grandes dalles de marbre qui se trouvent être brisées ou disjointes. Chaque dalle est une nouvelle manœuvre à accomplir pour ne pas se fourvoyer et casser les essieux. Si les roues motrices passent, l’arrière de la voiture peut se retrouver dans le vide en raison de la disparité du sol. La marche est lente, précautionneuse et l’objectif est le cas échéant de ne prendre qu’une seule roue dans les fentes tandis que la voiture oscille lourdement à chaque avancée. Les dalles sont glissantes et exigent la plus grande prudence. Le pont passé, on rejoint un sentier qui se couvre vite d’une petite boue désagréable sous la pluie fine qui a recommencé à tomber sans discontinuer.
On enchaine les petits ponts au milieu d’un paysage de grandes herbes qui marque la fin de la grande plaine de Pékin tandis que commencent à se dessiner à l’horizon, les sommets des monts de Kalgan où se trouvent les vénérables tombeaux des empereurs Ming. La route est le lit d’un torrent descendant couvert de cailloux, de sable, de rochers affleurant en alternance avec de grandes fosses remplies d’eau. C’est maintenant que les coolies réquisitionnés interviennent. Hector le mécanicien attache une grosse corde à la partie avant de la voiture, deux files d’hommes vont hisser le véhicule tandis que d’autres le poussent.
On arrive vite à Nan Kou, grand village fortifié, construit à flanc de rocher. Soixante kilomètres ont été parcourus, on gare l’Itala parmi les charrettes et les mulets des caravaniers passant la nuit à l’auberge. Les autres concurrents, à nouveau retardés, du sable dans les échappements qu’il a fallu démonter, moins rapides, doivent camper bien avant le village. Les tentes sont montées rapidement à la lueur des phares à l’acétylène et on soupe de sardines, d’une saucisse et d’un biscuit de soldat. La pluie redoublant, on dort sur des caisses pour éviter de se tremper.
Lorsque l’équipe du Prince quitte le village le lendemain matin à 7 heures, c’est toujours sans nouvelle des autres concurrents. La Princesse Anna Maria quitte alors le convoi et retourne à Pékin par le train. Les 4 mulets promis et achetés par le Prince se résument à un vieux cheval, un mulet et un petit âne malingre. En effet, il est hors de question d’utiliser l’automobile car la piste est désormais un sentier qui grimpe dangereusement. Hector est au volant tandis que les coolies tirent et poussent l’Itala. Les passagers suivent à dos de mulets. La progression est malaisée, lente et dangereuse pour la machine retenue à la force des bras des porteurs. On distingue alors la seconde ligne de la Grande Muraille, hérissées de tours comme autant de sentinelles veillant sur l’Empire. Le soir, 25 kilomètres ont été parcourus laborieusement ; on teste le moteur de l’Itala après cette journée de portage et on constate avec bonheur qu’il fonctionne à merveille. Le Prince a conservé son avance sur les Français qui ont dû récupérer leurs coolies, les former au halage des voitures ou à la fixation les cordages, tirer devant et pousser à l’arrière. Mais au réveil, plus de porteurs. Il faut alors faire le tour des maisons à opium, où on les découvre endormis après une soirée de fumerie. Godard est furieux, part en guerre contre cette pratique qui le révolte et qui peut lui coûter la réussite de son aventure. Il confisque les pipes détenues par les porteurs sans autre forme de procès. Le lendemain matin, la compagnie du Prince se lève à l’aube. Le temps est nuageux et froid et on s’apprête à franchir la chaîne montagneuse de Jan-Jan constituée de crevasses, de précipices et de pics élancés. L’équipage croise les caravanes des marchands mongoles, les palanquins à mulets des fonctionnaires impériaux rejoignant Kalgan.
Le trajet est peuplé de villages entourés de remparts en ruines, témoignages du passé guerrier de la région tandis que le soleil tape haut et fort, pour arriver à Huai-Lai où des centaines de personnes admiratives et curieuses entourent l’automobile.
Et c‘est pour mieux repartir rejoindre des gorges profondes, creusées par les eaux qui cheminent sur la piste. La seconde chaîne de montagnes séparant Pékin de la Mongolie est atteinte et la piste permet à peine à l’automobile de se frayer un chemin entre les parois rocheuses. On surveille chaque centimètre de la progression, prêt à donner le coup de pioche qui protégera les essieux d’un frottement fatal. Au bout de 45 kilomètres de ce régime éreintant, le convoi débouche sur une large plaine. On déroule le drapeau, on donne un coup de manivelle et c’est l’ivresse du moteur qui ronfle dans un sentier tortueux et couvert de flaques d’eau, traversant des villages où des paysans saluent ce qu’ils prennent pour le fameux Huo-cho-Laé dont on leur a parlé, le chemin de fer cracheur de feu. Arrivé à Tum-Ba-Li, il faut faire le tour du village avant de trouver une porte de la largeur de la voiture. On verse de l’eau dans le radiateur et les habitants, éberlués, se penchent sous la voiture à la recherche du cheval caché qu’on abreuve. C’est au village suivant que l’équipage va avoir des nouvelles des autres concurrents, par deux soldats russes en armes escortant la poste pour Kalgan arrivés la veille.
L’équipe a parcouru 65 km dont 20 avec le moteur et Borghese a 35 kilomètres d’avance. Aussi, il se propose d’attendre les autres concurrents à Kalgan. Le départ se fait de nuit et on envoie le chef des coolies en éclaireur : quelques kilomètres de plaine avant d’arriver aux défilés montagneux de Ki-Mi-Ni. Le sentier est taillé dans la roche, rendant les manœuvres difficiles et fatigantes où il faut bien souvent pousser les roues à coups d’épaule tandis qu’on tire la voiture à nouveau avec de grosses cordes.
La piste monte puis descend et tous les efforts se concentrent pour retenir la voiture dans la pente raide. Hector décide d’utiliser le frein moteur en première vitesse afin de contrer l’inertie dangereuse du véhicule en cas de rupture des cordes. On rejoint enfin la plaine et là c’est la boue qui prend le relais. La route est gluante et noire, détrempée par les pluies saisonnières. On chemine, les roues à demi-enfoncées dans le sol, avant de rejoindre enfin la montagne. Et c’est à nouveau les pentes raides et dangereuses, les rochers où affleurent des aspérités tranchantes; le sol, inégal n’a pas été adouci par les nombreux passages au fil des siècles. Le châssis de l’Itala grince, le bois des roues souffre mètre après mètre. On chemine 12 heures pour rejoindre une nouvelle plaine où fleurissent tombes, pagodes en ruines et restes branlants de forteresses effondrées, avant d’atteindre le chef-lieu du district où on est sûr de trouver une garnison, un gouverneur et une forteresse.
On repart à l’aube, il est 5 heures du matin le 14 Juin. Le premier dépôt d’essence et d’huile est atteint avec l’arrivée bien méritée à Kalgan. La carrosserie et les réservoirs surnuméraires sont replacés sur l’Itala. On sait qu’on peut désormais utiliser le moteur. Accueillis par le directeur de la succursale de la Banque russo-chinoise, les bureaux se transforment en campement et des avis affichés dans la ville annoncent l’arrivée du Prince, à considérer en « ami » et en s’abstenant de toucher la voiture.
Il s’agit maintenant de partir pour Ourga. La « route des chameaux » est choisie, plus longue mais directe et fréquentée, comportant des relais de poste. Et la présence de la ligne du télégraphe et de ses poteaux sert efficacement de guide pour les 1200 km à venir. Le 16 Juin au matin, des clameurs signalent l’arrivée dans la ville des autres concurrents qui pénètrent dans l’enceinte à grand bruit. 240 kilomètres ont été parcourus dont 95 avec le moteur.
S’ouvre alors une nouvelle phase du voyage avec la traversée de la Mongolie.
To be continued.