Brian avait donc vu juste. Sa conception maison, motorisée par le petit bloc MG, pouvait désormais dépasser le stade de simple fantasme. De la simple bonne idée était née une véritable auto, compétitrice, simple mais efficace. Plus que cela, Brian avait même trouvé sa signature. Quand on y pense, ce n’était pas si simple de se faire une place dans le petit monde de la production automobile sportive de cette époque : tant d’autos, de petites marques que d’hommes intelligents et passionnés. La “bonne idée” n’était pas forcément synonyme de succès, et encore moins de longévité. Alors que naissaient - ou s'affirmaient - des noms comme Cooper, Frazer Nash, Tojeiro, Allard, HWM et même Lotus, les autres grands noms tels que Aston Martin ou Jaguar avançaient à grand pas : Type C - puis Type D - et DB3S monopolisent les premières lignes. Les pilotes avaient eux-aussi leur carte à jouer : un exploit au volant d’une petite auto pouvait vous propulser directement au sein d’une grande écurie le lendemain, de même qu’il pouvait propulser la petite firme sur le devant d’une petite scène déjà bondée. Évidemment, ce cocktail offrait un spectacle fantastique jusque dans les plus bas étages de notre sport favori. Une époque excitante, tant pour les spectateurs, amateurs que pour les pilotes et ingénieurs.
C’est avec la même excitation que Brian partit en quête de fond pour trouver un cœur digne de ce nom à sa bête de course. Non pas que le bloc MG ne possédait la noblesse nécessaire, loin de là, mais le châssis BHL premier du nom aspirait à quelque chose de plus “punchy”. Il fallait davantage d’irrévérence, d’insolence de la part de Brian pour aller tanner les gros poissons et les leurs quelques secondes d’avance. Et cela passerait par l’acquisition d’un bloc dont rêvait Brian depuis déjà un an, un six cylindres qui avait déjà fait l’histoire. Descendant directement du bloc de la BMW 328, le 6 cylindres Bristol, bien que d’origine bavaroise, avait reçu un traitement bien britannique. La “prise de guerre” que représentait les plans récupérés par les anglo-saxons allait être magnifiée par un homme au savoir-faire hors norme, Monsieur John Cooper. Avec une cylindrée de 1.971 cm3, le bloc cinq-paliers produisait une puissance de 145 ch. Puissant donc, encore davantage comparativement à sa taille. Le “six en ligne” Bristol avait par ailleurs d'ores et déjà prouvé sa valeur dans les Frazer Nash et autres Cooper-Bristol de Formule 2.
Inévitablement, ce nouveau moteur dans lequel Brian plaçait ses espoirs, passa entre les mains de Don Moore. Ce dernier prépara le bloc à sa manière, dont lui seul avait le secret, afin d’en tirer le maximum. L’association Brian Lister à la conception, Moore à la préparation moteur et Scott-Brown au volant commençait alors à peine à se consolider et à prendre parfaitement forme. Plus qu’un duo, c’est un trio qui allait prendre du galon. Les trois hommes allaient bientôt mettre la sphère du sport automobile britannique à leurs pieds. À la manière d’une success story américaine façon Carroll Shelby & Ken Miles, ce scénario blockbuster saveur crème anglaise apparut bien avant l'association citée plus haut. Injustement, l’histoire qui se cache derrière Lister est bien moins connue, bien moins souvent relatée. Elle n’en fut pourtant pas moins touchante, ni brillante d’ailleurs. C’est à la mi-1954, une fois la première Lister-Bristol terminée, que les esprits allaient être marqués, et de quelle manière.
Héritant logiquement du numéro de châssis BHL2, la Lister-Bristol reprenait à peu près la même conception que BHL1, si ce n’est des voies plus larges et de plus gros disques - surplus de puissance oblige, il était nécessaire d’adapter le reste de l’auto au six cylindres Bristol. La carrosserie reprenait un style similaire à sa grande sœur. Également produite par Wakefields of Byfleet, cette dernière se distinguait par un bossage important du capot avant. En effet, le bloc déjà conséquent en hauteur devait en plus supporter les trois carburateurs Solex, placés sur le dessus. Le 17 Juillet 1954, sur le tracé de Silverstone, la Lister prit part à sa première compétition à l'occasion d’un British Grand-Prix télévisé. Quoi de mieux pour se montrer sous son meilleur jour ? La Lister creva littéralement l’écran. Faisant face à un plateau de choix, extrêmement relevé, la tâche ne s’avérait pourtant pas aisée. Brian Lister souhaitait se frotter aux cadors, il fut servi. En catégorie 3.0 litres, pas moins de huit Jaguar Type C - dont deux engagées par l'Écurie Ecosse - allaient faire face à trois Aston Martin DB3S, une Lagonda et deux autres HWM. En 2.0 litres, ce sont pléthore de Cooper, Tojeiro, Maserati et autres Frazer Nash qu'allaient rencontrer la Lister. Côté pilote, là encore le Who's Who promettait du grand spectacle : Carroll Shelby, Roy Salvadori et Peter Collins sur Aston Martin, Abecassis et Gaze sur HWM et enfin Desmond Titterington, Ninian Sanderson, Tony Rolt ou encore Duncan Hamilton sur Jaguar.
Il n’en fallut pas davantage à Archie, remonté comme jamais pour saisir une opportunité en or. Enflammé, l’artiste fit une course tonitruante. Il remporta la classe 2.0 litres, empochant ainsi une cinquième place au général derrière les trois Aston Martin et la Lagonda de - dans l’ordre - Collins, Salvadori, Shelby et Reg Parnell. La Lister devança toutes les Jaguar Type C. Ce succès marqua le début d’une saison particulièrement réussie, parsemée de bons résultats : second puis premier à Fairwood, vainqueur à Snetterton, second à Castle Combe, second à Brands-Hatch, cinquième à Crystal Palace et même une victoire à Goodwood pour Stirling Moss ! Tandis qu’Archie glanait les lauriers pour son pilotage dithyrambique, se construisant une solide réputation, la livrée verte à bande jaune de la Lister commençait elle aussi à faire son trou. L’idée de cette décoration - que reprendra même Colin Chapman - vînt à la suite d’un court film produit par Shell sur les Mille Miglia. De là naquit l’idée d’une bande centrale sur l’auto - similaire à ce que Brian et Archie avaient vu dans le documentaire. Pour la couleur, le choix du jaune fut logique : c’était l’une des couleurs favorites de Brian. Drôle de coïncidence, car quelques années plus tard, une Lister Knobbly deviendra la star d’un film portant sur ces mêmes Mille Miglia…
Si la saison 1954 marqua un cap important pour la petite firme de Brian, la saison 1955 allait être celle de la confirmation. Alors que la Lister Bristol subissait une complète révision, la construction de châssis supplémentaires à destination de clients privés allait doucement se mettre en place. C’est ainsi que, dans cette optique, une toute nouvelle carrosserie fut imaginée et proposée pour les clients désireux d'acquérir une toute nouvelle Lister. Deux châssis, nommés BHL3 et BHL4 virent le jour en 1955, habillés de cette très élégante robe. Comparément à celles de BHL1 et BHL2, elle se targuaient d’une recherche aérodynamique bien plus poussée, et donc d’un résultat aussi séduisant qu’efficace. Adoptant une forme pure, aux rondeurs subtiles, les nouvelles Lister Bristol respiraient la modernité, une modernité déjà adoptée et certainement inspirée d’une auto contemporaine à cette dernière, la Lotus VIII de Colin Chapman dessinée par un certain... Frank Costin. Thomas Lucas s’était appliqué à pondre un volume simple, aux lignes ondulantes d’un avant plongeant et d’un arrière caractérisé par ses deux ailes - ou ailerons - verticalisées et aiguisées fortement inspirées du design aéronautique.
Ces deux premières Lister “privées” - confiées à Allan Moore et Jack Sears - furent alignées aux côtés de BHL2 à l’occasion du très réputé British Empire Trophy, prenant place sur le circuit technique d’Oulton Park. Malgré des qualifications décevantes, ce 2 Avril 1955 allait rester dans l’histoire. Faisant parler les qualités de sa conception avec une élégance rare, sublimée par le style de pilotage si caricatural, mais si saisissant d’un Archie Scott Brown en apothéose, la BHL2 remporta une sublime victoire. En orbite sur un tracé “de pilote”, Archie fit parler son talent. Il tacla une lourde opposition de machines aussi mythiques qu’efficaces - DB3S, HWM-Jaguar et autres Type D - ouvrant ainsi la voie d’une saison en or. Un bel hommage à l’immatriculation de BHL2 - qui de l’autre côté de la Manche devint une signature. Car si “MVE 303” s’est fait une place légendaire dans l’imaginaire du sport automobile anglo saxon, notamment en passant d’autos en autos - toutes de Cambridge - cette dernière était une référence au nom d’une balle utilisée par la RAF pour équiper les fusils Lee Enfield qu’avait connu Brian dans sa jeunesse. Le parallèle entre la vitesse de la balle déchirant l’air et celle de la Lister parut totalement justifié pour Brian et Dick Barton - imagé à merveille ce jour-là. On les comprend, surtout sur les terres de la perfide albion, où plus que nul part ailleurs l’immatriculation est une culture à part entière, celle du “naming-by-the-plate” (inutile de taper cela sur google, cette expression n’a aucune valeur, provenant de mon humble imagination). Cette dernière, consistant à désigner et nommer une auto, ou plutôt un châssis, par sa plaque, a ainsi donné une importance capitale aux plaques apposées aux autos.
Finalement, ce ne sont pas moins de 13 victoires qu’empochera Archie au volant de BHL2 cette saison-là. Ces résultats brillants avaient certainement un lien avec le retour de Dick Barton, après trois ans de loyaux services au sein de la RAF. Ce dernier débarqua avec le rôle clé de chef mécanicien, rôle qu’il endossa à merveille. L’expérience acquise avec la JAP avait convaincu Brian de s’en remettre à lui. Bien lui en a fait. Accompagnant cette vague de succès florissante, les Lister commençaient à se multiplier dans les paddocks des différents meetings. Suivant les pas - ou les trajectoires - d’Archie Scott-Brown, les privés tels que Noel Cunningham-Reid (pilote propriétaire) ou William Black en compagnie de Jack Sears empilèrent également de beaux résultats. Si les ventes permettaient de financer la compétition, c’était surtout le nombre d’autos présentes qui ravissait Brian. Car enfin, Lister n’était plus qu’un simple artisan, constructeur de one-off, un "Garagiste" comme aurait pu l’appeler Enzo. Non, Lister allait dorénavant être vu comme un constructeur, une marque. Cette nuance était de la plus haute importance pour celui qui débuta par des bricolages étonnants. En quelques années, Brian Lister avait réussi un véritable tour de force, qui n’aurait été possible sans le talent d’Archie Scott-Brown.
Suivant la même logique, Brian emboîta le pas pour la saison 1956 avec une nouvelle auto qui, pour le coup, allait véritablement se démarquer des productions antérieures. Motivés par la conquête perpétuelle de performance et de bons résultats, Brian et ses compères eurent l’idée d’un moteur Maserati, séduits par les performances de Roy Salvadori au volant des A6GCS et 250F. L’idée aboutit finalement à la Lister Maserati. C’est devant le numéro 26 sur Abbey Road que la Lister Maserati fut immortalisée sous ses couleurs officielles pour la première fois, devant ce qui faisait office de bureau pour Lister, suggéré par un néon lumineux éponyme dont avait toujours rêvé Brian. La Lister Maserati tranchait radicalement avec le style “dépassé” des Lister Bristol. Bien plus basse, plus large, plus agressive, la Lister Maserati assumait sa modernité, celle d’une nouvelle génération de sportives. Cette vague, portée similairement par la nouvelle Eleven - ou XI - de chez Lotus ou encore la Cooper T39, allait aussi se manifester par l’arrivée du moteur Climax, adopté par ces deux dernières autos. Léger, compact, performant et fiable, ce moteur ne tarda pas à trouver la voie du succès, crucifiant les modestes efforts des différents concurrents en catégorie 2.0 litres. Dans le clan Lister, le très onéreux bloc A6GCS 2.0 litres - 1.500 £ de l’époque, ce n’était pas rien - allait faire bien des caprices. Bien que le six cylindres en ligne en aluminium pouvait se targuait d’un poids plume et d’une puissance exceptionnelle de plus de 170 ch, ce dernier révéla de nombreux défauts de conception. Dès la première sortie de l’auto, les deux arbres à cames se brisèrent, dispersant les cames dans l’ensemble du bloc moteur. Cet incident fut le premier d’une longue série, Brian se souviendra d’une auto “spectaculairement peu fiable”.
Ce tout nouveau châssis, héritant au passage de la numérotation châssis BHL1 de la toute première Lister, adopta une configuration similaire aux précédentes autos - à savoir un châssis tubulaire adapté spécialement pour l’ensemble moteur-boîte Maserati récemment acquis par Lister. Ce dernier possédait également un avantage précieux : sa hauteur. Ainsi, la ligne de carrosserie pouvait être abaissée, et donc obtenir une auto plus basse. En s’inspirant du design d’une ovni bien connue - MG EX179, détentrice de sept records décrochés à Bonneville en 1954 - la forme de BHL1 permit de réduire de près de 20% la surface frontale comparément aux précédentes Bristol. Suivant la même philosophie, la carrosserie fut entièrement réalisée en aluminium. Le moindre gramme fut chassé, aboutissant à un poids total aberrant de 535 kilos pour 170 ch, et donc un rapport poids/puissance de 0.32 ch par kilos. À titre de comparaison, la Lister fait mieux qu’une Jaguar Type D, qu’une Aston Martin DB3S et bien mieux qu’une Lotus XI.
Alors forcément quand la Lister Maserati décidait de - bien - fonctionner, le résultat était sans appel. Archie Scott-Brown - particulièrement friand de celle-ci lorsqu’elle se décidait à marcher - aligna de nombreux meilleurs tours en course, signant seulement quatre victoires cette année-là. C’était certes respectable, toutefois très loin de ce qui avait été fait la saison dernière. L’équipe reçut l’aide d’Alf Francis, mécanicien personnel de Stirling Moss sur la 250F, pour comprendre et fiabiliser le moteur. Mais la rude concurrence que représentait les Lotus et Cooper à moteur Climax dans la catégorie 2.0 litres n’aidait pas. Finalement , celle que l’on surnomme “MER 303” fut revendue à Ormsby Issard-Davies pour les deux saisons suivantes, tandis que Lister se tourna vers un moteur plus fiable : toujours un six cylindres en ligne, un bloc dénommé XK. Vous connaissez la suite...
Article écrit par Antoine Jimenez
Crédits photos : Lister-Jaguar, Brian Lister and the cars from Cambridge - Paul Skilleter / Cambridge Car Club