Tout le monde a entendu parler de la fameuse Bentley Blue Train Spécial célébrée par un tableau de Terence Cuneo. Pourtant, celle qui permit à Woolf Barnato de remporter son pari en arrivant à Londres avant que le Train Bleu n'arrive à Calais n’est pas vraiment celle que l’on imagine. Petit retour sur cette période où traverser la France le plus vite possible au volant d’une puissante berline n’était pas encore répréhensible.
Nous sommes fin des années 20, début des années 30 et l’automobile devient un mode de transport de plus en plus utilisé par les classes aisées de la population.
C’est alors que l’on voit la naissance d’un challenge qui va perdurer quelques années et tenir en haleine les amateurs de sensations fortes. Afin de prouver le confort, la fiabilité, la rapidité de leurs autos, certains constructeurs vont initier ce que l’on appellera désormais « Blue Train races ». Le challenge consiste à traverser la France de Calais à la French Riviera ou l’inverse en se mesurant au fameux train Calais-Méditerranée Express. Ce dernier, propriété des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée (PLM), transporte une grande partie de l’aristocratie anglaise désirant passer la période hivernale sur la Riviera française.
Le challenge est de taille, les routes de l’époque ne sont pas, pour la plupart, goudronnées, les crevaisons sont nombreuses, sans parler des aléas météorologiques.
C’est une Rover Light Six qui réussit pour la première fois en 1930 à relever le challenge en devançant sur le trajet St Raphaël-Calais le Train Bleu en arrivant 20 minutes avant ce dernier au terminus.
Une Alvis Silver Eagle va lui succéder améliorant le record précédant de façon conséquente puisqu’elle arrive près de 3 heures avant le train.
C’est alors que va entrer en piste celui et celle qui créeront le mythe de la Blue Train, Woolf Barnato et sa Bentley Speed Six.
Woolf Barnato n’est pas n’importe qui chez Bentley. Issu d’une famille aisée, il a hérité très jeune de la fortune de ses parents. Il est un grand sportif aussi à l’aise sur un golf, un ring que derrière un volant. Il fait partie de ceux que l’on a nommé les Bentley Boys et vient de gagner en 1928 et 1929 les 24hrs du Mans au volant d’une Bentley 4,5l puis d’une Speed Six. Et surtout, il est devenu le « chairman » de la société et en est le principal actionnaire.
C’est à la table du Carlton Hotel que va se jouer la légende. Alors qu’avec des amis, Barnato parle de la performance de l’Alvis qui vient de dominer le train bleu de près de trois heures, il engage le pari qu’il est certain de pouvoir faire beaucoup mieux et annonce qu’il peut être rendu sur les côtes anglaises avant même que le train n’arrive en gare de Calais. 100£ sont en jeu. Mais pour lui, ce qui serait inconcevable, c’est qu’une de ses voitures, beaucoup plus puissante et rapide, n’arrive pas à battre une modeste Alvis de 72cv.
Fort de son expérience acquise lors de ses victoires au 24hrs du Mans, il prépare consciencieusement son voyage. D’abord, il demande à un ami, Dale Bourne, de l’accompagner durant tout le trajet. Si un incident se produit, il l’aidera, notamment en cas de crevaison, et si la fatigue se fait sentir, il pourra toujours prendre le volant le temps de se reposer. Il sait aussi que le problème du ravitaillement en essence va se poser. Si le premier stop ne présente pas de problème, car s’effectuant encore à une heure où les pompes sont ouvertes, il doit se mettre d’accord avec un pompiste situé près de Lyon pour la 2e halte qu’il prévoit aux alentours de minuit. Pour l’étape suivante, il fait appel à un camion qui se chargera de l’approvisionnement du précieux liquide dans les environs d’Auxerre. Par sécurité et afin de pallier toute mauvaise surprise, des bidons d’essence sont également embarqués dans le coffre de la voiture.
C’est quelques minutes avant 18hrs, ce jeudi 13 mars 1930, que Woolf Barnato et son coéquipier finissent un dernier verre au bar du Carlton avant de monter à bord de leur Bentley Speed Six. Le Train Bleu vient de partir, il est temps de se mettre en route.
Le parcours, sérieusement étudié par les deux hommes, ne va pas suivre exactement le trajet du train et les quelques 1 200 km à parcourir avant d’atteindre le lieu choisi pour embarquer sur le ferry, mais va passer par Aix-en-Provence, Lyon, Auxerre puis Boulogne-sur-Mer. La première partie du challenge se passe comme prévu, le plan de route imaginé se déroulant sans anicroche. Après Lyon, la pluie complique l’avancée de la Bentley et c’est avec quelques minutes de retard sur l’horaire prévu que Barnato arrive à Auxerre. De plus, il ne trouve pas le camion ravitailleur qui n’est pas présent au point de rencontre. Par chance et après avoir « grenouillé » dans les environs, il est retrouvé et le plein d’essence peut se faire. Les kilomètres jusqu’à Boulogne défilent sans problème et c’est en milieu de matinée que la Speed Six est prête à embarquer dans le ferry en direction des côtes anglaises.
Le Train Bleu est encore loin de sa destination finale puisqu’il pointe à près de 5 heures de la gare de Calais.
Afin de s’assurer qu’un témoin sera bien là à la descente du bateau, Barnato contacte le RAC pour qu’un de ses membres puisse officialiser ce moment-là.
La dernière partie du trajet, jusqu’à Londres, se passe à vitesse modérée, inutile de prendre des risques excessifs, le challenge ayant déjà été remporté.
C’est avec 4 minutes d’avance sur l’heure d’arrivée du Train Bleu en gare de Calais que les deux amis entrent au Conservative Club et font pointer leurs cartes de membres, validant ainsi leur exploit.
Barnato a gagné son pari et empoche les 100£ prévues en cas de victoire.
Les autorités françaises, considérant son exploit comme une course non autorisée, infligeront une amende à l’anglais et décideront d’exclure Bentley du salon de Paris 1930.
C’est cette peinture due à Terence Cuneo qui va, pendant quelques années, semer le trouble et véhiculer la légende du coupé dénommé « Blue Train Spécial ».
Pour la plupart des gens, la Bentley Speed Six vainqueur du Train Bleu est cette auto dont la carrosserie a été réalisée par Gurney Nutting.
Quelques premiers doutes apparaissent lorsque Woolf Barnato déclare, peu après la fin de la guerre, que la voiture de son exploit ne possédait qu’une roue de secours alors que le coupé en possède deux. Mais c’est John McCaws, collectionneur américain et propriétaire du coupé Gurney Nutting, qui va percer le mystère. Il s’aperçoit, après recherches, que la Blue Train Special a été livrée à Barnato quelques mois après son exploit, le n° de châssis en témoignant.
Cette découverte sous-entend donc, que la Bentley vainqueur du Train Bleu n’est pas celle que l’on croyait.
Après beaucoup de recherche, il retrouve la voiture d’origine, ou plutôt ce qu’il en reste puisque la carrosserie, signée Mulliner, a été montée sur un autre châssis et la reconstruit comme à son origine. C’est ainsi qu’il peut présenter les deux voitures à Pebble Beach en 2003. La vérité est ainsi rétablie et ce qui appartient à César revient à César.
Aujourd’hui, de nombreuses répliques de la Blue Train Spécial existent et il n’est pas rare dans les salons ou ailleurs d’en admirer une et se rappeler cette fameuse course toujours source de discussions animées même si ce n’est pas le modèle original de ce coupé qui peut revendiquer ce célèbre exploit.
Crédit Photos : Pinterest, Wikiwand, PLM, MC